vendredi 30 janvier 2015

Privatisation des barrages : ils ont osé !



Ils ont osé. La majorité PS-EELV à l'Assemblée Nationale par son vote en première lecture du 14 octobre 2014 a adopté les dispositions qui mettent en place la privatisation des concessions hydroélectriques. Ce véritable bradage d'un des joyaux industriels français, opéré dans la plus grande discrétion, tient en trois articles (28, 28 bis et 29) noyés au milieu des soixante-quatre articles de la loi sur la transition énergétique (LTE).

Une privatisation préparée de longue date

En France, l'eau est un bien public. La loi du 16 octobre 1919, consolidée le 13 juillet 2010 stipulait dans son article 1 : « Nul ne peut disposer de l'énergie des marées, des lacs et des cours d'eau, quel que soit leur classement, sans une concession ou une autorisation de l’État ». Son article 2 précisait : « [étaient] placées sous le régime de la concession les entreprises dont la puissance (produit de la hauteur de chutes par le débit maximum de la dérivation) excède 4,5 MW". Les autres installations étaient placées sous le régime de l'autorisation.  Les premières concessions ont été octroyées pour une durée moyenne de 75 ans, en contrepartie de l'investissement initial et de contraintes d'aménagement du territoire.
Conséquence des décisions du Conseil National de la Résistance, le 8 avril 1946, la loi de nationalisation des 1450 entreprises françaises de production, transport et distribution d'électricité et de gaz donne naissance à travers EDF à un grand pôle public de l'énergie.
La loi de 1946 est en harmonie avec celle de 1919.
Mais, conformément au programme de décricotage patient des acquis du Conseil National de la Résistance, tous les articles de la loi de 1919, à l'exception de l'article 2 ont été abrogés par ordonnance le 9 mai 2011, car ils constituaient manifestement un obstacle aux projets de privatisation.
La loi sur l'eau du 3 janvier 1992 avait maintenu le droit de préférence conféré au concessionnaire en place s'il acceptait les conditions du nouveau cahier des charges, au moment du renouvellement des concessions. Mais la nouvelle « Loi sur l'eau » du 30 décembre 2006 a supprimé le droit de préférence du concessionnaire sortant à la suite des directives de la Commission européenne, mettant ainsi fin à l'avantage d'EDF .
Ajoutons à cela la perte pour EDF de son statut d'établissement public opéré par la loi du 9 août 2004 relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières. La loi Sapin dans sa version de  juillet 2009 qui précise que l'obligation de mise en concurrence ne s'applique pas lorsque la loi institue un monopole au profit d'une entreprise, ou lorsque le service public est confié à un établissement public est ainsi contournée. Le tour est joué !
En juillet 2008, Jean-Louis Borloo, alors ministre de l'Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement présentait un plan de relance de la production hydroélectrique française dont le premier volet était la signature d'un décret « autorisant la mise en concurrence des concessions des plus grands ouvrages ». Le cadre légal de la privatisation était ainsi parachevé.
Bien qu'elle ne concerne pas directement la production hydro-électrique, il faut noter que la loi NOME fait partie intégrante de cette stratégie de la privatisation.
« Adoptée le 7 décembre 2010, elle crée par son article 1 le système de l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), à travers lequel EDF est contrainte de revendre à ses concurrents privés une partie de la production d’électricité des centrales nucléaires. Ainsi, la « rente nucléaire » des centrales, construites par l’investissement public et donc par les citoyens, bénéficie au privé au nom de la concurrence « libre et non faussée ». Ce système ne peut qu’entraîner un manque d’investissements et à terme une situation de sous-capacité de production, ainsi que, mécaniquement, la hausse du tarif de l’électricité sur le réseau EDF, les opérateurs augmentant leur marge sur le dos des usagers. » extrait du Programme populaire partagé.
Nul doute que les privatisations des concessions hydro-électriques auront les mêmes conséquences.
On notera que la privatisation n'est nullement exigée par la Commission européenne. « Aucun accord d'une quelconque nature que ce soit ne lie la France à la Commission européenne au sujet de l'hydroélectricité » (Rapport Battistel p24)


Le paysage industriel

L’énergie produite par l'hydroélectricité en France annuellement est de70 térawatts-heure (70 milliards de kWh), soit 12 % de la production nationale, pour une puissance installée totale de 25 000 mégawatts (MW) et tient, en Europe, la deuxième place derrière la Norvège.
L’ensemble des ouvrages est constitué de 1 578 petites installations de puissance inférieure à 4,5 MW, soumises au régime de l’autorisation (puissance cumulée de 1 000 MW environ) ; de 399 concessions de puissance supérieure à 4,5 MW (puissance cumulée de 23 500 MW soit 95 % de la puissance totale). À titre comparatif, la puissance nucléaire installée est de 63 000 MW.
Il faut noter que les installations hydrauliques n'ont pas pour seule fonction la production d'électricité. Elles interviennent aussi dans la gestion de l'eau pour l'irrigation, la régulation du débit des cours d'eau, la pêche, l'alimentation des nappes souterraines et la prévention des inondations.
L’État est propriétaire des barrages. Jusqu’'à présent 80 % d'entre eux sont gérés par EDF , propriété de l'Etat à 84,5 %, et pour les 20 % restant par le groupe GDF-Suez, à travers sa filiale SHEM (Société hydroélectrique du Midi) et la CNR (Compagnie nationale du Rhône) ainsi que quelques acteurs privés pour des ouvrages de petite taille.
EDF, possède des outils de production d’énergie d’origine hydraulique et des unités d'ingénierie et de contrôle de tout premier rang qui font autorité dans le monde (1).
La sécurité des ouvrages incombe à l'Etat propriétaire, qui en délègue la maîtrise au concessionnaire. Cette mission est très coûteuse. Qu'en adviendra-t-il dans le cadre des privatisations ? Il est clair que c'est la course aux dividendes qui prévaudra. L'exemple tragique de Fukushima, où TEPCO l'entreprise privée gestionnaire du site a fait la sourde oreille aux injonctions réitérées de mise en conformité des installations de sécurité, nous le rappelle tragiquement.

Le contexte de la privatisation

Le 22 avril 2010 le ministre de l'Écologie a officialisé les périmètres de 10 nouvelles concessions hydroélectriques, réunissant plusieurs d’entre elles par vallée. Sont concernés quarante neuf ouvrages, l’ensemble représentant une puissance cumulée de 5300 MW.
Les concessions visées sont essentiellement des ouvrages de lac ou fonctionnant par éclusées et des STEP(1) (« Stations de transfert d'énergie par pompage »), ces dernières permettant de répondre aux exigences des périodes de pointe de consommation par stockage dans la retenue supérieure lors des périodes creuses. Elles seront indispensables pour faire face à la production discontinue des modes d’énergies renouvelables.
Le document de synthèse de la consultation des acteurs et usagers de l'eau pour la « Gestion équilibrée et durable de la ressource en eau » (démarche GEDRE) a été publié en février 2012, mais la procédure de mise en concurrence n'a pas encore été lancée à ce jour (janvier 2015).
L'ouverture à la concurrence des concessions oriente une politique non plus fondée sur la réponse aux besoins, mais sur la course aux profits, ce qui remet en cause le principe de partage de la ressource. En offrant les réserves d'eau des Alpes, des Pyrénées et du Massif Central, la force motrice de la Dordogne, la Tuyère, l'Ossau, l'Arc, le Drac, ensuite celles du Rhône et de la Durance aux opérateurs européens, la France va exacerber le marché de l'électricité tout en modifiant irrémédiablement les relations avec les autres usagers.
L'énergie est considérée comme une marchandise dont le prix fluctue au gré des aléas des marchés. EPEX SPOT est la Bourse européenne de l'énergie. Elle assure la gestion du marché de gros de l'énergie, le cours du MWh fluctuant d'heure en heure et d’une journée à l’autre en fonction des besoins de pointe et de la spéculation boursière sur ces besoins. Par exemple, pour la journée du 23 janvier 2013, le prix du MWh est passé de 38,14 € entre 4 et 5h, à 98,5 € entre 18 et 19h. Place alors aux boursicoteurs ! Des entreprises comme EDF gèrent leur production d'énergie non plus prioritairement en fonction des besoins, mais en fonctions du cours du MWh. C'est ainsi que les STEP ne fonctionnent plus car le coût de l'énergie nécessaire pour remonter l'eau de nuit, dans le bassin supérieur est trop élevé du fait de la spéculation boursière. Or, ces STEP constituent un outil indispensable de régulation de la production aux heures de pointe.
Avec un mégawatt-heure de pointe, devenu ainsi produit de spéculation au jour-le-jour, les autres usages de l’eau (eau potable, irrigation, usage industriel, …) risquent d’être sacrifiés à la rentabilité financière. Le critère principal est de plus en plus le profit attendu de la vente d’électricité en heure de pointe, au détriment de la rationalité de l’approvisionnement électrique et des autres usages de l’eau.
Les concessions ont été accordées en général pour une durée de 75 ans, mais à des dates très différentes. Leur date d'expiration s'étend jusqu'en 2060. Jusqu'à présent elles étaient renouvelées par convention de gré à gré.
La loi de privatisation prévoit des lots par vallée. Ainsi quarante neuf barrages sont concernés.
Voici la liste des premiers regroupements de concessions qui devaient être soumis à concurrence :
Avant 2013 : barrages de la vallée d'Ossau, barrages de la vallée du Louron, barrages à l'aval de la rivière La Truyère (dont Brommat et Sarrans), la haute et la moyenne Dordogne et les barrages du Drac
Au 31 décembre 2014, la concession de l’ensemble STEP, Bissorte et Super Bissorte (883 MW), dans la vallée de l'Arc, sera renouvelée.
A ce jour ce calendrier n'a pas été mis en œuvre.

Les risques

Les barrages seront gérés par vallée par des sociétés différentes. Ce sont les critères de rentabilité financière qui prévaudront au détriment de la sécurité d'approvisionnement. Rien n'est dit sur la manière dont sera assuré la régulation de la production actuellement assurée par une entreprise unique, EDF.
La sécurité des ouvrages, coûteuse, passera au second plan.
La gestion du prix du kilowatt-heure au gré des marchés entraînera des hausses mécaniques de tarifs.
Aucune garantie n'est donnée sur le statut des personnels.
La privatisation coûtera cher aux français. En effet, EDF désormais considéré comme un client devra faire une offre financière dans le tour de table. Autrement dit, les citoyens devront payer pour la maîtrise d'une entreprise dont ils sont déjà propriétaires !
Auditionnée par la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale le 24 octobre 2012, Delphine Batho, ministre de l’Écologie du Développement durable et de l'Énergie, avait pourtant déclaré qu’elle était opposée à la libéralisation des barrages hydroélectriques et qu'elle avait demandé l'étude de scénarios alternatifs.
Le 14 novembre 2012, la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale décidait le lancement d'une mission d’information confiées à Marie-Noëlle Battistel, députée socialiste, sur la question de la mise en concurrence de la gestion des ouvrages hydroélectriques.
François Brottes, coprésident groupe Énergie, député de l'Isère, président notait : « Espérons, à l'occasion des débats sur les lois du Grenelle de l'environnement, que le gouvernement acceptera de renoncer à cette grande braderie de notre parc hydroélectrique. Le futur bénéficiaire de la rente de la "houille blanche" doit être le citoyen, grâce à des recettes publiques conséquentes, affectées prioritairement aux politiques décentralisées de développement durable. »
Dans son rapport, Marie-Noëlle Battistel, bien que ne se prononçant pas pour le statu-quo, indique son opposition à la mise en concurrence. Elle propose plusieurs scénarios, le renouvellement de gré à gré des concessions, la méthode du barycentre(1) (ouverture à la concurrence, révision de la date d'expiration des concessions, création de sociétés d'économie mixte avec participation des collectivités locales), la concession unique (un seul opérateur), un établissement public, l'abandon du régime de la concession et l'adoption d'un régime d'autorisation généralisé. Seul la méthode du barycentre sera discutée ici.
Selon la rapporteure la méthode du barycentre pour la gestion des concessions présente les inconvénients suivants :
Elle est particulièrement favorable à la concurrence,
Elle entraînera la perte de contrôle du parc hydro-électrique français
Elle n'apporte aucune garantie aux collectivités territoriales
Elle laisse de côté la question du transfert des salariés
La gain financier pour l'Etat sera faible
Il y aura une augmentation mécanique des tarifs
Parmi les scénarios envisagés, c'est cette méthode qui présente le plus d'inconvénients. C'est pourtant cette « solution » que le gouvernement a adoptée et fait approuver par l'Assemblée Nationale. Marie-Noëlle Battistel et François Brottes se sont alignés sagement sur le vote majoritaire !
Décidément au PS les sirènes libérales l'emportent sur la raison.


L'absence de réciprocité

La situation des ouvrages hydroélectriques dans les pays européens, qu'ils appartiennent à l'Union européenne ou non, est d'un extrême complexité qui va du régime de la concession à celui de l'autorisation (l'exploitant est aussi le propriétaire) en passant par des régimes mixtes. Certains pays comme la Norvège exigent que l'exploitant appartienne à une entreprise publique au minimum à 70%. Aucun pays membre de l'UE n'a entrepris à ce jour une procédure d'ouverture au marché de ses concessions hydrauliques. Par conséquent, EDF sera amené à perdre des ouvrages en France sans possibilité d'en acquérir ailleurs.
La France offre donc sur un plateau d'argent un joyau industriel qui appartient à ses citoyens.

Un grand pôle public de l'énergie
Le monde de l'énergie est en pleine transformation. Un nouveau pôle public énergétique et un statut des énergéticiens sont les conditions nécessaires pour assurer ce droit à l'énergie en France, en Europe et dans le monde.
Dans la perspective du retour d’EDF et des autres « opérateurs historiques » de l’hydroélectricité à un statut d’établissement public, l’État actionnaire majoritaire a, dès maintenant, les moyens de peser sur les politiques d’entreprise d’EDF et de la CNR pour contenir l’invasion des logiques financières et imposer des choix conformes aux besoins du service public.
L’énergie doit être soustraite à la logique du profit des intérêts privés. On l'a vu, rien ne s'oppose au retour des opérateurs au sein d'un grand organisme public, unifié garantissant l'accès à l'énergie pour tous, des tarifs bon marché, le maintien de l'emploi et du statut des personnels, la sécurité des ouvrages et de la fourniture d'électricité, dans le cadre d'une politique axée sur les besoins respectueuse de l'environnement.


Dans l'immédiat : intervenir auprès des élus pour exiger l'abrogation des articles 28, 28 bis et 29 de la LTE. Ces articles sont en effet sans rapport avec la loi.
Signer et faire signer la pétition ! http://www.petitions24.net/contre_louverture_a_la_concurrence_des_ouvrages_hydroélectriques


Annexes

  1. Le potentiel hydraulique d'EDF
- 640 barrages dont 150 de plus de 20 mètres,
- 4 centres de conduite de l'énergie qui gèrent toutes les centrales,
- 5 unités de production : Alpes, Centre, Est, Méditerranée, Sud-ouest,
- 2 unités d'ingénierie : Centre d'Ingénierie Hydraulique au Bourget du lac (CIH) et la Division Technique Générale (DTG) dont le siège est à Grenoble,
- 4 800 hydrauliciens, soit des personnels hautement qualifiés.
  1. Les prédateurs
Les ouvrages français sont amortis depuis longtemps. En dépit des frais inévitables d'entretien et de mise en sécurité, leur exploitation a un coût quasiment nul. Ils représentent donc une source de profits juteux. On comprend donc qu'ils excitent l'appétit des opérateurs de toutes origines. Actuellement sont sur les rangs  outre les opérateurs actuels (EDF, GDF-Suez et la CNR), une entreprise française Poweo-Direct énergie, trois entreprises suisses Alpiq, Axpo et BKW, une suédoise Vattenfall, une norvégienne Statkraft, une finlandaise Fortum, une italienne ENEL et une allemande E.ON.
  1. Les STEP
Stations de transfert d'énergie par pompage. Elles sont constituées de deux réservoirs superposés. L'eau est turbinée du bassin supérieur vers le bassin inférieur puis repompée vers le bassin supérieur. On utilise pour cela des groupes réversibles semblables à ceux de l'usine marémotrice de la Rance. C'est grâce à l'expérience acquise sur la Rance qu'EDF a pu mener à bien la construction des STEP.
Le dispositif consomme de l'énergie mais il est rentable financièrement : l'eau est turbinée en période où le prix du kWh est élevé et pompée en heure creuse quand le kWh, fourni principalement par les centrales nucléaires, est abondant et bon marché. C'est le seul moyen de stocker l'énergie électrique. Il est donc particulièrement utile pour la régulation de la production en heures pleines, notamment dans le contexte d'un fort développement des énergies renouvelables intermittentes que sont le solaire et l'éolien. La France compte une trentaine de STEP.
On l'a vu précédemment, l'introduction du marché de l'énergie a fait voler en éclat ce dispositif.
  
       4. La méthode du barycentre

Dans une vallée les concessions des ouvrages prennent fin à des dates différentes. Il faut donc modifier ces concessions et calculer une date unique pour l'ouverture à la concurrence. Ce calcul s'effectue par une pondération qui tient compte de la production électrique de chaque barrage. Si la date calculée est postérieure à la fin de concession actuelle celle-ci est prolongée. L’État en tire un bénéfice par une durée de redevance plus longue. Dans le cas contraire, le concessionnaire sera remboursé. On l'a vu plus haut c'est cette méthode qui présente le plus d'inconvénients. C'est pourtant elle qu'a choisie le gouvernement.
Interpellé par un électeur qui lui demandait d'expliquer son vote, Michel Issindou, député de l'Isère indique « […] cela a permis en mettre en place la méthode du barycentre, dont l'application amène à repousser de plusieurs années la date effective de la mise en concurrence... » C'est donc bel et bien la mise concurrence qui est prônée.
 
Lectures
Articles de la Gazette des communes :
http://www.lagazettedescommunes.com/169071/concessions-hydroelectriques-en-route-lentement-mais-surement-vers-la-mise-en-concurrence/
Sites divers :
Textes CGT énergie
Interventions des élus CRC au Sénat
http://www.groupe-crc.org/Confier-la-production-hydraulique.html
http://www.groupe-crc.org/Privatisation-des-concessions-des.html