A
gauche :Goniomètre de Babinet, photo
Daniel Lebée, Ministère de la Culture inventaire général,
Collections de l'école Polytechnique. A droite
:goniomètre de Bouty photo
Yves Sancey, copyright Région Franche-Comté, inventaire du
patrimoine
Examinons
ces deux photos :
Les
deux objets qu 'elles représentent semblent très différents.
Il s'agit pourtant, dans l'un et l'autre cas d'un goniomètre de
Babinet, appareil destiné à mesurer l'indice optique de verres ou à
déterminer des angles des faces de cristaux en minéralogie.
Deux
objets donc à l'apparence très différente, mais qui remplissent la
même fonction. Presque un siècle sépare ces deux instruments. Le
premier date du dernier quart du 19e siècle et présente un
incontestable caractère artisanal, dans sa forme et dans le choix
des matériaux plutôt nobles, cuivre, bronzes et bois cirés. On
devine qu'il a été construit à la main par un artisan dont le
savoir-faire est perceptible à certains détails. Construits en
très petite série certains de ces appareils étaient signés.
Le
second est un produit de grande série datant des années 1960. C'est
un objet industriel dont la plupart des éléments ont été façonnés
par des machines. La tôle emboutie remplace bois et bronzes.
Manifestement l'ergonomie et la facilité d'emploi ont guidé sa
conception.
Que
s'est-il passé entre les deux dates de fabrication des ces
instruments ? La première puis la deuxième révolution
industrielle. Pendant cette période, la société est passée de
l'âge de l'artisan, individu identifié personnellement, créateur
d'objets uniques ou de très petite série, coûteux, esthétiquement
beaux, commandés à l'unité par une clientèle fidèle, à
l'ouvrier anonyme impliqué dans une production de masse et de grande
série, de faible prix accessible sur catalogue, dont les objets sont
orientés principalement vers la fonctionnalité et l'ergonomie.
Dans
la période qui vit naître notre premier objet-le dernier quart du
dix-neuvième siècle- seulement 2%
environ d'une classe d'âge
accède au baccalauréat, créé en 1880. Le
diplôme le plus répandu est le certificat de fin d'études
primaires
(certificat d'études).
La
science est une activité très minoritaire, confinée dans quelques
laboratoires
universitaires. Le pays ne compte guère plus que quelques centaines
de chercheurs, tous universitaires qui mènent une recherche
essentiellement fondée sur des démarches personnelles. Il n'existe
évidemment aucun grand
organisme de recherche. Dans ces conditions les liens entre recherche
et société sont forcément ténus, la culture scientifique du
public étant peu élevée. Par ailleurs les dirigeants politiques ne
sont pas convaincus que la science devienne un jour un acteur du
développement économique. Rappelons nous les « prédictions »
d'A.Thiers sur l'avenir du chemin de fer !
Dès
le début du vingtième siècle les choses évoluent rapidement et
vont connaître une considérable accélération dans sa deuxième
moitié. De 3,6 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat en
1936, la France est passée à 36 % en 1980, puis 64 % aujourd'hui.
Le certificat d'études a disparu de nos tablettes pour être
remplacé par des diplômes à bac+2. Globalement le niveau culturel,
notamment le niveau scientifique, de la population s'est
considérablement élevé.
L'activité
scientifique est devenue une activité de masse. Elle se concentre
dans de nombreux organismes de recherche et compte des milliers de
chercheurs à temps plein et d'enseignants-chercheurs. Elle est
désormais impliquée dans les processus de production. Ses liens
avec une société de plus en plus exigeante à son égard ne cessent
de se renforcer et les citoyens veulent avoir leur mot à dire dans
les choix scientifiques.
C'est
toute cette histoire que la démarche patrimoniale, au-delà de la
simple sauvegarde de ces deux objets doit s'efforcer d'éclairer.
Montrer qu'à toutes les époques la mise en valeur du patrimoine va
bien au-delà de la simple histoire de l'objet lui-même et de son
évolution technique. Les deux goniomètres présentés à titre
d'exemple constituent les deux piles d'un pont dont l'arche immense
s'étend de la fin du dix-neuvième siècle jusqu'à nos jours.
L'action
de sauvegarde du patrimoine scientifique et industriel de la mission
Rhône-Alpes sud couvre la période de l'après-guerre, période qui
coïncide avec le développement impétueux de la recherche
scientifique grenobloise dont la mise en place des structures par
l'action pionnière du doyen Gosse, dès avant la guerre, trouva son
parachèvement avec les activités des physiciens Louis Néel, Louis
Weil et de l'industriel Paul-Louis Merlin.
Cette
période est à la fois récente et historique et présente encore de
nombreux témoins et acteurs vivants.
Pendant
ce demi-siècle la recherche a connu de considérables mutations. Le
chercheur des années 50, construisait lui-même son instrumentation,
même si celle-ci était largement constituée d'appareils achetés
sur catalogue.
Il devait maîtriser de nombreuses connaissances
en science des matériaux, en thermique, en cryogénie, en techniques
de mesure, en électronique entre autres. C'était une
sorte d'être protée qui consacrait plus de temps
à cet aspect de son travail, qu'à sa recherche proprement dite de
toute façon inscrite dans la durée.
Évidemment
en ces temps pionniers, pas
la moindre trace d'informatique dans le laboratoire.
Le
système d'acquisition de données le plus répandu
est constitué du cahier d'expériences et du crayon ! Système,
soit dit en passant, d'une extrême fiabilité !
Cinquante
ans plus tard, bouleversement complet du paysage du laboratoire.
L'instrumentation
standardisée est intégrée sous forme d'ensembles complets
disponibles
dans le commerce, sur catalogue. Beaucoup
des savoirs expérimentaux sont sortis des
laboratoires par un mécanisme de transfert de connaissances vers des
entreprises spécialisées dans l'instrumentation. La plupart d'entre
elles ont été créées par des chercheurs. Dans l'ensemble la
démarche est plutôt réussie, sauf en France, où de telles
entreprises ont du mal à survivre. L'informatique
est omniprésente à la fois dans la conduite de l'expérience,
l'acquisition des données, et leur traitement. La simulation
numérique mobilisant d'énormes moyens de calcul est devenue un
domaine de recherche et de découverte à part entière. L'ordinateur
et son disque dur ont remplacé le cahier d'expériences,
bouleversant ainsi la démarche de mémorisation.
L'instrumentation
n'est plus un pivot de l'activité de recherche, sauf dans les
domaines très pointus, notamment auprès des grands instruments tels
que le CERN ou les grands observatoires d'astrophysique où elle
peut constituer un objectif en soi.
Le
liquéfacteur de Kamerlingh Onnès en 1908 (Leyden, Pays-Bas) http//:
neel.cnrs.fr
Un
monde sépare le premier liquéfacteur d'hélium construit dans le
laboratoire de Kamerlingh Onnes en 1908 (photo ci-dessus), appareil
que seuls quelques initiés étaient capables de mettre en œuvre, de
l'appareillage complexe moderne livrable clés en mains (photo
ci-dessous), dont on ne soupçonne même pas qu'il utilise un fluide
cryogénique.
Un
spectromètre de résonance magnétique nucléaire (RMN), fabriqué
par Bruker
http://bruker.com
Toute
l'évolution des cinquante dernières années se cache derrière
l'impeccable face avant de ce bel instrument et c'est tout le rôle
de la sauvegarde du patrimoine de la mettre en perspective à travers
un travail pluridisciplinaire, adossé à l'action des grands
organismes de recherche, des université et des entreprises, où
devront se rencontrer et collaborer scientifiques, historiens et
sociologues.
G.
Chouteau
Professeur
honoraire à l'université Joseph Fourier-Grenoble
Chargé
des collections ACONIT
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