vendredi 27 novembre 2015

L'objet scientifique, témoin de son temps Une expérience grenobloise




























A gauche :Goniomètre de Babinet, photo Daniel Lebée, Ministère de la Culture inventaire général, Collections de l'école Polytechnique. A droite :goniomètre de Bouty photo Yves Sancey, copyright Région Franche-Comté, inventaire du patrimoine
 
Examinons ces deux photos :
Les deux objets qu 'elles représentent semblent très différents. Il s'agit pourtant, dans l'un et l'autre cas d'un goniomètre de Babinet, appareil destiné à mesurer l'indice optique de verres ou à déterminer des angles des faces de cristaux en minéralogie.

Deux objets donc à l'apparence très différente, mais qui remplissent la même fonction. Presque un siècle sépare ces deux instruments. Le premier date du dernier quart du 19e siècle et présente un incontestable caractère artisanal, dans sa forme et dans le choix des matériaux plutôt nobles, cuivre, bronzes et bois cirés. On devine qu'il a été construit à la main par un artisan dont le savoir-faire est perceptible à certains détails. Construits en très petite série certains de ces appareils étaient signés.
Le second est un produit de grande série datant des années 1960. C'est un objet industriel dont la plupart des éléments ont été façonnés par des machines. La tôle emboutie remplace bois et bronzes. Manifestement l'ergonomie et la facilité d'emploi ont guidé sa conception.

Que s'est-il passé entre les deux dates de fabrication des ces instruments ? La première puis la deuxième révolution industrielle. Pendant cette période, la société est passée de l'âge de l'artisan, individu identifié personnellement, créateur d'objets uniques ou de très petite série, coûteux, esthétiquement beaux, commandés à l'unité par une clientèle fidèle, à l'ouvrier anonyme impliqué dans une production de masse et de grande série, de faible prix accessible sur catalogue, dont les objets sont orientés principalement vers la fonctionnalité et l'ergonomie.
Dans la période qui vit naître notre premier objet-le dernier quart du dix-neuvième siècle- seulement 2% environ d'une classe d'âge accède au baccalauréat, créé en 1880. Le diplôme le plus répandu est le certificat de fin d'études primaires (certificat d'études).
La science est une activité très minoritaire, confinée dans quelques laboratoires universitaires. Le pays ne compte guère plus que quelques centaines de chercheurs, tous universitaires qui mènent une recherche essentiellement fondée sur des démarches personnelles. Il n'existe évidemment aucun grand organisme de recherche. Dans ces conditions les liens entre recherche et société sont forcément ténus, la culture scientifique du public étant peu élevée. Par ailleurs les dirigeants politiques ne sont pas convaincus que la science devienne un jour un acteur du développement économique. Rappelons nous les « prédictions » d'A.Thiers sur l'avenir du chemin de fer !

Dès le début du vingtième siècle les choses évoluent rapidement et vont connaître une considérable accélération dans sa deuxième moitié. De 3,6 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat en 1936, la France est passée à 36 % en 1980, puis 64 % aujourd'hui. Le certificat d'études a disparu de nos tablettes pour être remplacé par des diplômes à bac+2. Globalement le niveau culturel, notamment le niveau scientifique, de la population s'est considérablement élevé.

L'activité scientifique est devenue une activité de masse. Elle se concentre dans de nombreux organismes de recherche et compte des milliers de chercheurs à temps plein et d'enseignants-chercheurs. Elle est désormais impliquée dans les processus de production. Ses liens avec une société de plus en plus exigeante à son égard ne cessent de se renforcer et les citoyens veulent avoir leur mot à dire dans les choix scientifiques.

C'est toute cette histoire que la démarche patrimoniale, au-delà de la simple sauvegarde de ces deux objets doit s'efforcer d'éclairer. Montrer qu'à toutes les époques la mise en valeur du patrimoine va bien au-delà de la simple histoire de l'objet lui-même et de son évolution technique. Les deux goniomètres présentés à titre d'exemple constituent les deux piles d'un pont dont l'arche immense s'étend de la fin du dix-neuvième siècle jusqu'à nos jours.

L'action de sauvegarde du patrimoine scientifique et industriel de la mission Rhône-Alpes sud couvre la période de l'après-guerre, période qui coïncide avec le développement impétueux de la recherche scientifique grenobloise dont la mise en place des structures par l'action pionnière du doyen Gosse, dès avant la guerre, trouva son parachèvement avec les activités des physiciens Louis Néel, Louis Weil et de l'industriel Paul-Louis Merlin.
Cette période est à la fois récente et historique et présente encore de nombreux témoins et acteurs vivants.
Pendant ce demi-siècle la recherche a connu de considérables mutations. Le chercheur des années 50, construisait lui-même son instrumentation, même si celle-ci était largement constituée d'appareils achetés sur catalogue. Il devait maîtriser de nombreuses connaissances en science des matériaux, en thermique, en cryogénie, en techniques de mesure, en électronique entre autres. C'était une sorte d'être protée qui consacrait plus de temps à cet aspect de son travail, qu'à sa recherche proprement dite de toute façon inscrite dans la durée.
Évidemment en ces temps pionniers, pas la moindre trace d'informatique dans le laboratoire. Le système d'acquisition de données le plus répandu est constitué du cahier d'expériences et du crayon ! Système, soit dit en passant, d'une extrême fiabilité !
Cinquante ans plus tard, bouleversement complet du paysage du laboratoire. L'instrumentation standardisée est intégrée sous forme d'ensembles complets disponibles dans le commerce, sur catalogue. Beaucoup des savoirs expérimentaux sont sortis des laboratoires par un mécanisme de transfert de connaissances vers des entreprises spécialisées dans l'instrumentation. La plupart d'entre elles ont été créées par des chercheurs. Dans l'ensemble la démarche est plutôt réussie, sauf en France, où de telles entreprises ont du mal à survivre. L'informatique est omniprésente à la fois dans la conduite de l'expérience, l'acquisition des données, et leur traitement. La simulation numérique mobilisant d'énormes moyens de calcul est devenue un domaine de recherche et de découverte à part entière. L'ordinateur et son disque dur ont remplacé le cahier d'expériences, bouleversant ainsi la démarche de mémorisation.
L'instrumentation n'est plus un pivot de l'activité de recherche, sauf dans les domaines très pointus, notamment auprès des grands instruments tels que le CERN ou les grands observatoires d'astrophysique où elle peut constituer un objectif en soi.



Le liquéfacteur de Kamerlingh Onnès en 1908 (Leyden, Pays-Bas) http//: neel.cnrs.fr
 

Un monde sépare le premier liquéfacteur d'hélium construit dans le laboratoire de Kamerlingh Onnes en 1908 (photo ci-dessus), appareil que seuls quelques initiés étaient capables de mettre en œuvre, de l'appareillage complexe moderne livrable clés en mains (photo ci-dessous), dont on ne soupçonne même pas qu'il utilise un fluide cryogénique.





Un spectromètre de résonance magnétique nucléaire (RMN), fabriqué par Bruker http://bruker.com

Toute l'évolution des cinquante dernières années se cache derrière l'impeccable face avant de ce bel instrument et c'est tout le rôle de la sauvegarde du patrimoine de la mettre en perspective à travers un travail pluridisciplinaire, adossé à l'action des grands organismes de recherche, des université et des entreprises, où devront se rencontrer et collaborer scientifiques, historiens et sociologues.

G. Chouteau
Professeur honoraire à l'université Joseph Fourier-Grenoble
Chargé des collections ACONIT






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